Existe-t-il un identité bruxelloise ?
Elle a existé, sans aucun doute, et elle était bien particulière. Elle était même absolument multiculturelle et elle l’était parce qu’elle s’est forgée par une détestable habitude qu’ont pris une série de pays européens de venir nous envahir et nous occuper pour des périodes de l’histoire plus ou moins longues. Admettons que depuis plus de 75 ans ils ont perdu cette regrettable habitude. Les Romains sont incontestablement les premiers à occuper les lieux de façon militaire, et puis il y a eu, à la grande louche et de façon absolument pas exhaustive, les Espagnols, les Français, les Néerlandais, les Allemands…
Toutes ces occupations ont généré un dialecte bruxellois qui ne se pratique plus aujourd’hui qui est le boergonsch. Ce dialecte est un mélange d’apports venu de tous ces soldats qui ont été casernés à Bruxelles durant des siècles. Malheureusement, le Bargoensch a complètement disparu depuis plus de 100 ans. L’étymologie probable vient de «bourguignon». Comme nous l’ont rapporté de nombreux anciens, le Bargoensch était un argot très hermétique parlé par les voleurs et des mauvais garçons.
Les «arrangeurs»
Mais au-delà de ce melting-pot linguistique extraordinaire, ces occupations successives ont aussi forgé le caractère des Bruxellois. Ils ont ainsi développé une capacité extraordinaire à s’adapter aux situations les plus graves et à en tirer des bénéfices. Disons le tout net, le Bruxellois n’est pas un révolutionnaire, ce n’est pas un citoyen porté par le souffle lyrique des apothéoses revendicatrices. Il a, au contraire, les deux pieds bien sur terre, il est même ce qu’on appelle à Bruxelles un «arrangeur». Mon grand-père m’expliquait que lorsque les Allemands sont arrivés à Bruxelles, ils avaient rangé leurs camions boulevard du Midi. La nuit même des marolliens avaient volé un nombre considérable de pneus de ces véhicules. Quelques années plus tard ce furent les troupes anglo-américaines qui se sont fait voler les marchandises qu’elles transportaient dans leurs camions. Sous le couvert de la libération on soulait les conducteurs dans les bistrots de la rue Haute pendant que les camions se vidaient de leur contenu. La «prise» du Palais de justice est un autre exemple de ce sens des réalités que les Bruxellois ont chevillé au corps. Le seul fait d’armes auquel mon grand-père a participé avec les autres gaillards du quartier a été d’accélérer le départ des Allemands qui gardaient le Palais de justice. Pour libérer le symbole du droit et de la justice du joug de l’arbitraire des barbares? Pas du tout! Il s’agissait de s’emparer du contenu des caves du Palais de justice où étaient entreposées les marchandises saisies par l’occupant, comme de l’alcool, des cigarettes, etc.
La zwanze, c’est l’esprit bruxellois
En province, au Nord comme au Sud du pays, il est de tradition de considérer les Bruxellois comme des prétentieux qui ne nourriraient que mépris pour tout ce qui n’est pas la capitale. On morigène aussi une désagréable habitude des Bruxellois qui consiste à se moquer du monde en général et de son prochain en particulier. Ce n’est pas totalement faux, mais cela mérite une petite explication.
La zwanze, qui définit parfaitement l’esprit bruxellois traditionnel, est une capacité poussée parfois au paroxysme de se moquer avec acidité des petits travers des autres, mais d’abord et avant tout de se moquer de soi-même. C’est la dérision et l’autodérision. Cette caractéristique purement bruxelloise on la retrouve chez Hergé et Brel. Aussi, ce sens de la dérision confine souvent au décalage, au surréalisme et au fantastique comme chez Michel de Ghelderode, Thomas Owen, Franquin ou Edgar P. Jacobs.
Nous pouvons donc conclure qu’il a existé une particularité bruxelloise et donc une identité propre, malheureusement cette époque est révolue. Bruxelles est devenue une métropole cosmopolite et l’enseignement public a déraciné les dialectes. Aujourd’hui les vieux Bruxellois s’éteignent doucement et dans leurs quartiers se sont installés toute une population multi-ethnique. Voilà une nouvelle occupation (dans le sens littéral du terme), plus ou moins pacifique, du territoire. Et c’est ainsi que l’identité bruxelloise disparaît comme disparaissent toutes les identités des grandes villes européennes. Ceux qui ont connu le Bruxelles d’avant grosso modo 1970 portent en eux la nostalgie de leur ville d’alors. Pour les jeunes Bruxellois d’aujourd’hui, tout ça relève de l’archéologie sociale. C’est à eux qu’il revient de reconstruire une nouvelle identité bruxelloise et de décider de ce qu’ils veulent mettre dedans.
Patrick Sessler, ancien député bruxellois